Castrum et Villa dans le Midi de la France

Publié le par Circa Mediterranea

Longtemps, les historiens médiévistes ont eu une interprétation des termes castrum et villa fondée sur une traduction littérale de ces termes. Ainsi, à toute mention d'un castrum était associée l'existence d'un élément fortifié, allant du château à l'enceinte villageoise, selon les auteurs. De même, l'utilisation dans un texte de villa était considéré comme renvoyant à un domaine agricole de grandes dimensions, dans la droite ligne des villae antique. Pour la zone dans laquelle prend place notre étude, il suffit de lire les annotations dont les éditeurs du Cartulaire d'Apt ont parsemé les actes pour s'en convaincre .
   Ce paradigme, loin de disparaître avec le temps, fera encore longtemps florès, et ce même après la publication de l'ouvrage fondateur de Pierre Toubert  et l'étude du phénomène de l'incastellamento qu'il y donne. Qui plus est, il semblerait que certains auteurs peu attentifs aient trouvé dans cet ouvrage la confirmation de l'interprétation jusqu'alors répandu du terme castrum.
En effet, Pierre Toubert définit d'emblée le castrum des textes de Sabine et du Latium comme un centre permanent d'habitat groupé et fortifié , qu'il oppose à la villa et à la curtis, en tant qu'habitat ouvert. En dépit du fait que cette étude ne concerne que les deux régions déjà citées, on ne compte plus les parutions postérieures qui ont appliqué cette signification à leur propre documentation. Ainsi, cinq ans après la parution de ce livre, Uc de Castellane, dans son étude des lignages de Haute-Provence, interprète la multiplication des castra  dans les actes du Cartulaire d'Apt à la fin du Xe et au début du XIe siècle comme la marque d'une vague de construction d'enceintes villageoises sommées d'un château .
  Mais les trente dernières années ont aussi vu la publication de travaux de qualité, études régionales voire micro régionales, qui ont permis de mieux saisir les différentes occurrences des termes castrum et villa  selon la région ou la période étudiée .
C'est une synthèse de ces travaux que nous allons à présent tenter, afin de donner une vision d'ensemble de ces variations sémantiques et de mieux comprendre la documentation dont nous disposons pour Caseneuve.

  On l'a dit plus haut, Pierre Toubert, lorsqu'il utilise le terme castrum, entend  par ce terme un habitat groupé et fortifié, distinct du château, désigné dans la région qu'il étudie par le terme rocca castri ou domus maior castri. Ce castrum s'oppose, en tant qu'habitat de hauteur clos, à la villa, habitat ouvert qui est la règle en Latium et Sabine jusqu'au Xe siècle. En plus de son aspect monumental, le castrum latial se définit par son origine, à savoir une charte de peuplement prévoyant en détail le regroupement des hommes sur le site castral, avec la restructuration d'un espace cohérent à cette nouvelle organisation. Ces fondations se font toujours sur un fond de conquête des terres antérieure, elles ne sont pas des établissements pionniers .
   L'année suivante, Elisabeth Magnou-Nortier se penche sur le problème de la villa dans les textes touchant à la province ecclésiastique de Narbonne  du début du IXe au milieu du XIe siècle, en définissant trois sujets de réflexions : la consistance du territoire de la villa, le rôle des habitants et le rôle de la paroisse rurale.
Au terme de sa réflexion, elle définit la villa méridionale comme le terroir d'un village, aux limites fixées par la mémoire collective, la topographie et la présence de lieux de culte privés, et doté d'un statut juridique bien défini.
   C'est aussi à cette période que Pierre Bonnassie publie sa thèse, entamée en 1962, consacrée à la Catalogne . Le castrum, ici siège d'un viguier, délégué du comte, y est défini comme englobant le château lui-même et ses annexes immédiates, l'ensemble des territoires dominés par celui-ci, et les droits et pouvoirs qui s'y rattachent.  Il apparaît comme une unité géographique bien définie, organisée autour du château, centre de commandement juché sur une hauteur, au territoire composé de quatre ou cinq paroisses et dont les limites sont souvent calquées sur la topographie . A aucun moment n'est évoqué un regroupement de l'habitat. Ce n'est que plus tard, avec le passage de la viguerie à la seigneurie, que le regroupement de l'habitat se fera, souvent d'ailleurs contre le pôle castral plutôt qu'auprès de lui, la polarisation s'opérant autour des lieux de culte, donnant naissance aux sagreres . L'auteur consacre lui aussi un chapitre à la villa . S'interrogeant sur ce qu'est la villa dans la Catalogne du Xe siècle, il arrive à la conclusion que la seule chose certaine quant à celle-ci est qu'il s'agit d'un terroir cernant un groupe d'habitations, et dont les limites sont ancrées dans la mémoire collective. Mais une fois cet état de fait énoncé, il semble impossible de déterminer l'étendue de ce terroir qui, variant selon les textes, peut être celui d'une ville, d'un village, d'un hameau voire une simple ferme avec ses dépendances. Le statut juridique de ces unités semble tout aussi malaisé à saisir, celles-ci pouvant être aussi bien composées d'alleux paysans qu'assujetties à un seul maître ou même se situer entre ces deux cas de figure, les paysans possédants les terres en tant que bien matériel, et le maître détenant les droits sur cette terre.  
  Michel Fixot, dans son article consacré aux châteaux des bassins d'Apt et de Pélissanne, contemporain de la thèse de Pierre Bonnassie, semble lui aussi voir dans la villa et le castrum des termes renvoyant plutôt à des notions de territoire, certes organisé autour d'un pôle construit, que le reflet de l'existence d'un habitat groupé et enclos. Se livrant à une brève étude du vocabulaire utilisé dans les documents concernant ces deux régions, il note que jusqu'à 980 seule l'expression in villa est utilisée. Après cette date, elle se juxtapose à in terminium villae, indication géographique plus précise. Ces deux termes sont utilisés conjointement jusqu'au premier quart du XIe siècle, date à laquelle apparaît l'expression in territorio villae ou in territorio castri. Celle-ci se généralise après le milieu du siècle . Il note aussi, dans la première moitié du XIIIe siècle, avec l'apparition des mots turris et bastida, un glissement sémantique du terme castrum, les premiers désignant précisément la fortification individuelle, et le second, jusqu'alors assez vague, renvoie au village fortifié .
   En ce qui concerne le Languedoc, la thèse d'Aline Durand , parue en 1998 mais datée de 1984, en plus de faire le point quant aux études antérieures sur le sujet, comporte une analyse poussée du vocabulaire des actes concernant cette région entre le Xe et le XIIe siècle. L'image de la villa que l'auteur dégage de sa documentation est celle d'un finage limité de manière approximative par le finage des autres villae, où le regroupement humain se fait donc sur plan territorial. Mais la villa est aussi un terroir cultivé, et le regroupement humain se fait alors sur le plan écologique .
Au sein du terminium ainsi défini, la polarisation se fait progressivement dès le début du Xe siècle, renforcée par la présence d'un pôle monumental, église ou élément de fortification, de type villa cum turre . Ce terme, fréquent dans la documentation languedocienne de cette période, et ce à quoi il renvoie, est à mettre en relation avec celui de castrum et les interprétations qui en ont été données. Ici, la présence d'un élément fortifié autour duquel se polarise l'occupation d'un territoire est claire. Pourtant, c'est bien l'expression villa cum turre qui est employée, et non celle de castrum.
Plus loin, l'auteur différencie la villa cum turre du castrum par l'importance du tissu humain originel et l'absence dans la villa cum turre d'un bâtiment résidentiel à caractère seigneurial .
Au final, pour l'auteur, le regroupement qui se fait dans le courant du Xe siècle est ouvert, souple et articulé autour du terroir de la villa.
L'apparition du terme castrum dans les textes languedociens au XIe siècle ne correspond pas à l'existence d'un village, contrairement à ce qui est connu pour le Latium. Il désigne plutôt, et ce jusqu'au milieu du XIIe siècle, le support de l'autorité banale.
Quand une transformation du sens de ce terme se fera, ce sera surtout dans la plaine, entre Béziers et Nîmes, où la fortification individuelle donne naissance au village clos. Alors, castrum ne renverra plus à l'autorité publique, mais au village groupé et fortifié.
En revanche, il semblerait que le sens premier du mot se soit maintenu dans l'arrière-pays, où la transformation du site castral en village aurait été moins aboutie .
   A propos de l'emploi simultané des termes de villa et castrum  sous un même toponyme et dans un même document, l'auteur écrit que celui-ci correspond à une dualité de l'habitat. Deux sites distincts cohabitent, avec leurs propres terminia, chacun polarisant une partie de la population. Une telle situation perdure jusqu'au début du XIIe siècle .
  On connaît pour la Provence de semblables cas de bipolarité au sein d'un même territoire. Ainsi à propos de Salernes, dans le Var (territorio castro vel ville Salernis), ou des Arcs, dans le même département, où un texte du milieu du XIIe siècle distingue la villa, habitat ouvert, du castrum, résidence du seigneur et de ses milites . Nous reviendrons plus loin, à propos des castra du Pays d'Apt, sur les formes que peut prendre cet habitat double, et leur traduction dans le paysage bâti.
   Une étude assez poussée du vocabulaire utilisé dans la documentation provençale entre le Xe et le XIIIe siècle a été effectuée par Michel Fixot à l'occasion du colloque consacré au millénaire capétien .
Si les termes employés (villa, castrum, castellum) sont les mêmes que dans d'autres régions, ils renvoient à des organismes plus faibles.
Castrum revêt dans les textes de multiples sens, désignant aussi bien une ville, comme Grasse en 1046, Manosque ou Pertuis, que des mottes castrales (qui ne semblent pas avoir attiré d'habitat), comme Clermont, près d'Apt . A noter que les villes sont aussi parfois appelées villa, le terme de civitas étant réservé aux cités épiscopales. Les mottes sont aussi désignées sous le terme de rocca, terme usité dans le Latium pour désigner une fortification individuelle . Ainsi la motte de Niozelles (Bouches-du-Rhône), est appelé dans un document du milieu du XIe siècle rocca de Aldefred.
  Dans les actes de ce même colloque figure aussi une synthèse sur la question du village et de l'habitat rural, par Gabrielle Démians d'Archimbaud . Evoquant le terroir du Freinet, dans le Var, elle apporte une précision à l'article de Michel Fixot, en rappelant que le castrum des textes provençaux est en premier lieu un territoire soumis à un pouvoir seigneurial, plutôt qu'un site fortifié associé à un habitat groupé .
  Les variations de sens de castrum selon les périodes semblent bien acquises, lorsque quelques années plus tard Yann Codou consacre un article aux lignages nobles du Pays d'Apt  et à la traduction monumentale de ce pouvoir. Mentionnant encore une fois l'aspect plus juridique et administratif que descrïptif de ce terme, il note toutefois que si l'existence d'une construction militaire dans chaque castrum n'est pas obligatoire au départ, elle s'impose assez vite, et donne l'exemple des sites de Saignon, Clermont et Lausnava, appelés dans les actes du Cartulaire d'Apt castellum, là où les autres sites castraux du Bassin d'Apt sont désignés comme castra . Nous reviendrons plus loin sur la documentation concernant le Pays d'Apt lorsque nous étudierons les textes relatifs au castrum de Caseneuve.

  Au terme de cette synthèse on se rend compte que, loin de la situation de regroupement forcé de l'habitat au sein d'un espace fortifié connue dans le Latium dès le Xe siècle, le castrum du Midi de la France tel qu'il apparaît à la lecture des textes des Xe et XIe siècles correspond à une situation différente, où un territoire d'habitat dispersé est soumis à un pouvoir banal, pouvoir symbolisé par l'érection à un moment donné d'une fortification individuelle, siège de ce pouvoir, bien distinct de l'habitat paysan. Ce n'est que plus tard, au terme d'une longue mutation de ce territoire que l'habitat se groupe autour de la fortification, et que castrum en vient à désigner l'ensemble composé par le château et le village clos. Le terme de villa connaît une évolution semblable. En effet, si la villa du IXe siècle désigne encore un grand domaine organisé autour d'une exploitation agricole, proche de la tradition antique, au siècle suivant la réalité est différente, et le mot désigne plus le territoire exploité et peuplé qu'un habitat  de grande taille. Si au cours de ce même siècle un début de polarisation voire de regroupement de l'habitat se fait, autour d'un lieu de culte ou d'un élément fortifié (villa cum turris ou curtis cum turre), l'organisation et la gestion du territoire ne sont pas encore celles du castrum.

Publié dans Travaux de recherche.

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